LABORATOIRE KONTEMPO

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Kokende Liboso Eza Kokoma

Sur les récits contigus et les cosmologies poétiques

Note curatoriale par Dzekashu MacViban

 

 

Tant de gens dorment sous la terre,
Quand nous dansons à la fête
Embrassant la terre de nos pieds.
Peut-être que l’endroit où nous nous tenons
Est l’endroit où eux aussi se tenaient avec leurs rêves.
Ils ont rêvé jusqu’à en être fatigués
Et nous ont remis la queue avec laquelle danser.

Extrait de « Cycle »
Mazisi Kunene

 

La réalité, est ce qu’elle est. Cette vérité de la souffrance
annoncée dans les plus belles histoires des hommes.

Extrait de « History as Process » (L’histoire en tant que processus)
Amiri Baraka

 

Les récits, ou comment nous faisons le choix de raconter une histoire, sont indispensables, et dans certaines situations, ne peuvent être dissociés des histoires puisque nous devenons les histoires qui nous sont racontées. Si la parole est l’une des choses qui différencie les êtres humains des autres espèces – vivantes ou non, raconter des histoires fait appel à la maitrise de compétences linguistiques pour dire des histoires transmises d’une génération à une autre à travers des supports visuels, oraux, performatifs, écrits et imprimés. Les récits traités par la subjectivité et les différentes formes de connaissance deviennent des histoires qui composent l’histoire. Cela crée une situation, où, pour leur propre pertinence, les récits qui composent l’histoire doivent souvent être réexaminés sinon l’histoire tomberait dans l’obsolescence.

Dans « The Muse of History »1, Derek Walcott s’interroge sur les réactions aux récits de la mémoire historique en considérant deux réponses différentes à la colonisation apportées par les écrivains, écrivaines, penseurs et penseuses, qu’il identifie comme suit : la réponse classique, « qui rejette l’histoire comme période en faveur de l’histoire comme mythe », et celle radicale, qui « jaunit en polémique ou s’évapore en pathos… car ceux et celles-ci n’expliquent ni ne pardonnent l’histoire ». Au-delà de la polémique et du pathos qui découlent de ces positions, Walcott met à nu la relation compliquée entre le passé et le présent, ainsi que le jeu de pouvoir qui façonne les récits. Dans son roman expérimental Sister Killjoy2, Ama Ata Aidoo envisage une vision similaire de la relation complexe entre le passé et le présent quand un personnage souligne que « nous sommes victimes de notre histoire et de notre présent. Ils placent trop d’obstacles sur le chemin de l’amour. Et nous ne pouvons pas vivre nos différences en paix ».

La relation entre le passé et le présent et les récits qui façonnent cette relation prennent plus d’importance lorsqu’on regarde de plus près la République démocratique du Congo, un pays qui se reconstruit malgré les crises et les conflits et qui canalise un dynamisme créatif qui a produit des chanteurs, des chanteuses, des poètes et des poétesses, des artistes, des penseurs et des penseuses inégalés dont les œuvres résonnent dans le monde entier. Ces artistes sont à l’avant-garde de la déconstruction des histoires qui composent les récits car ils et elles racontent des histoires alternatives et interrogent la connaissance : c’est-à-dire la production de connaissances, en particulier la production de connaissances sur la RDC et l’Afrique.

Sans aucun doute, depuis la dernière décennie, Kontempo se distingue quand on considère la production et le positionnement du savoir et de l’art en RDC. Kontempo, comme le souligne Jean Kamba, « est une conception kinoise de l’art contemporain. Une vue particulière de cette tendance artistique avec comme éléments prééminents : la subversion, le spectacle, de l’énergie à dépenser, Ia folie dans Ia création, l’abstraction, Ia récupération, y compris dans des poubelles, les actions spectaculaires dans les rues de Kinshasa appelées « Perf », bref, un esprit libéré de tout académisme, souvent d’une grande extravagance. »3 En tant que matérialisation de systèmes de pensées dans un milieu de pratiques artistiques et performatives en constante évolution, Kontempo est inextricable des sous-entendus auto-conscients et philosophiques qui façonnent ces manifestations. Entre la manifestation du désir de se libérer de la codification de « l’art africain » à travers le regard d’un canon étranger et la nécessité de situer et de théoriser les interventions artistiques contemporaines en RDC de l’intérieur, Kontempo émerge donc comme une prémisse performative, poétique et philosophique.

Pour comprendre la relation entre les récits, Kontempo en tant que pratique ainsi que les philosophies qui sous-tendent les systèmes de pensées dans différentes parties de la RDC et de l’Afrique, il est nécessaire de reconnaître le rôle des traditions orales dans la construction de la production de connaissances. S’inspirant de Cletus Umezinwa, entre autres, qui propose l’utilisation de proverbes comme cadre analytique, ce projet explore les façons dont les formes orales de connaissances contribuent à la compréhension et à la théorisation de l’art, ainsi que la manière dont elles s’intègrent dans le discours actuel sur la spatialité.

Une citation attribuée à Papa Mfumu’Eto 1er par Kristien Geenen dit ceci : « À Kinshasa, quand tu deviens trop logique, tu deviens illogique »4. Bien que cette phrase puisse ne pas avoir de sens au premier abord, une relecture à travers le prisme de la poésie ou une compréhension du contexte et des idiomes locaux offre une perspective différente mettant en évidence les jeux de mots et les paradoxes qui conduisent à des couches de sens. L’‘illogisme’ sous-jacent dans cette citation est en fait un autre type de logique, à laquelle on parvient spontanément, dans des circonstances où un plan logique clairement pensé ne fonctionne pas. Ainsi, l’illogisme perçu de la spontanéité, lorsque la logique échoue, est en fait l’exploration d’une épistémologie différente. Utilisant la poésie comme exemple pour expliquer l’importance du contexte et du public dans la construction du sens dans l’art, et par défaut dans la vie, V. Y. Mudimbe nous rappelle que « Le poème a besoin de moi pour exister en tant que tel. Comment dès lors peut-on prétendre codifier le mouvement d’une parole qui, à chaque lecture, vient à la vie ? »5 Par ailleurs, Cletus Umezinwa affirme que « l’étymologie en tant qu’instrument analytique, comparée aux proverbes, n’apporte pas grand-chose en termes d’élucidations philosophiques. Cela s’explique par le fait que le sens des proverbes ne change pas facilement au fil du temps. C’est pourquoi les proverbes sont d’une importance capitale pour étayer les affirmations philosophiques »6. S’appuyant sur des exemples d’anciens philosophes grecs comme Aristote et Platon, ainsi que de philosophes contemporains comme Damian Opata et Olusegun Oladipo, qui utilisent tous des proverbes pour étayer des théories politiques et éthiques, Umezinwa affirme que les proverbes peuvent être utilisés comme un élément essentiel du discours critique.

L’utilisation des proverbes (du latin proverbium « un dicton commun, un vieil adage, une maxime ») dans la théorie de l’art peut donc être considérée comme une continuation de l’exploration des éléments philosophiques et culturels des proverbes qui sous-tendent leur utilisation dans les conversations ou pour soutenir des arguments. Si l’on considère la théorie critique comme « une approche philosophique de la culture […] qui prend en compte les forces et les structures sociales, historiques et idéologiques qui la produisent et la contraignent »7, alors les proverbes, qui s’inspirent autant de la philosophie que de la poésie et de l’arsenal épistémologique des traditions orales, constituent sans doute un cadre à travers lequel l’art peut être théorisé. Il est important de souligner que le contexte est très important lorsque l’on considère les proverbes comme un outil analytique dans des situations où, le plus souvent, la théorie de l’art est conçue et transmise oralement dans des contextes tels que les conversations, les discussions ouvertes et les présentations dans des centres culturels locaux ou lors des rencontres informelles, qui ne sont pas toujours consignées à l’écrit et qui nécessitent donc d’autres approches épistémiques.

Dans sa réflexion  sur les proverbes en tant que secret et langue sacrée, Kimbwandènde Kia Bunseki Fu-Kiau souligne que le proverbe est l’une des sources les plus importantes qui explique le mieux la complexité des différentes communautés africaines. Ce point de vue est soutenu par John Mbiti qui souligne que « c’est dans les proverbes que nous trouvons les vestiges des formes les plus anciennes de sagesse religieuse et philosophique africaine »8. En plus de s’aligner et de s’inspirer simultanément des cosmologies, des philosophies et de la poésie, la nature adaptative d’un proverbe qui lui permet de donner un aperçu des différentes épistémologies en fonction de son utilisation dans les conversations, les arguments ou les récits, positionne le proverbe comme un paradigme permettant de réfléchir à la production artistique.

Le proverbe lingala « Kokende Liboso Eza Kokoma Te » (aller de l’avant ne signifie pas être arrivé), qui partage une philosophie similaire à celle du proverbe africain qui dit : « Si tu veux aller vite, marche seul. Mais si tu veux aller loin, marchons ensemble », devient un point d’entrée à travers lequel explorer la relation dialectique entre les récits et les temporalités, ainsi que la manière dont ceux-ci peuvent être remis en question et élargis en proposant des récits qui s’appuient sur différentes positions épistémologiques. Kokende Liboso Eza Kokoma Te : Sur les récits contigus et les cosmologies poétiques est une continuation de la mission du Laboratoire Kontempo qui questionne les structures de pouvoir existantes et tente de développer de nouvelles stratégies spatiales pour la création artistique et les discussions. À cet effet, ce projet rassemble des positions artistiques qui réfléchissent, apportent un sens nouveau et élargissent les récits, les philosophies et les cosmologies à travers des interventions visuelles, performatives, sonores et poétiques qui auront lieu dans divers lieux de Kinshasa, des espaces publics aux centres d’art.

 

 

 

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1Derek Walcott. The Muse of History. What the Twilight Says: Essays. New York: Farrar, Straus, and Giroux, 1998. (non traduit en français)
2Ama Ata Aidoo. Our Sister Killjoy. London: Longman, 1977. (non traduit en français)
3Jean Kamba. Laboratoire Kontempo: Catalogue d’exposition. Kinshasa : Laboratoire Kontempo, 2019
4Kristien Geenen. “The much celebrated unknown”: the popular artist Papa Mfumu’Eto. Unpublished draft, 2014. (Kristien Geenen. « L’inconnu tant célébré » : l’artiste Populaire Papa Mfumu’Eto, manuscrit inédit, 2014)
5V. Y. Mudimbe. Réflexions sur la vie quotidienne. Kinshasa : Editions du mont Noir, 1972.
6Umezinwa, Cletus (2005). Proverbs as sources of African philosophy. In Theophilus Okere, J. Obi Oguejiofor & Godfrey Igwebuike Onah (eds.), African Philosophy and the Hermeneutics of Culture: Essays in Honour of Theophilus Okere. Distributed in North America by Transaction Publishers. (non traduit en français)
7Mbiti, JS. African Religions And Philosophy. London, Heinemann, 1982. (non traduit en français)